AMON PETIT-FILSPIERRE DE SÉGUR
Cher enfant, voici un excellent garçon, sage etpieux comme toi, qui te demande une place dansta bibliothèque. Tu ne repousseras pas sa prière ettu lui donneras un poste de faveur en l'honneur deses vertus et de ta grand'mère.
COMTESSE DE SÉGUR,née ROSTOPCHINE.
Paris, 1861.
Blaise était assis sur un banc, le menton appuyédans sa main gauche. Il réfléchissait si profondémentqu'il ne pensait pas à mordre dans une tartinede pain et de lait caillé que sa mère lui avait donnéepour son déjeuner.
«A quoi penses-tu, mon garçon? lui dit sa mère.Tu laisses couler à terre ton lait caillé, et ton painne sera plus bon.
BLAISE
Je pensais aux nouveaux maîtres qui vont arriver,maman, et je cherche à deviner s'ils sont bons oumauvais.
MADAME ANFRY
Que tu es nigaud! Comment veux-tu deviner ceque sont des maîtres que personne de chez nous neconnaît?
BLAISE
On ne les connaît pas ici, mais les garçons d'écuriequi sont arrivés hier avec les chevaux les connaissent,et ils ne les aiment pas.
MADAME ANFRY
Comment sais-tu cela?
BLAISE
Parce que je les ai entendus causer pendant queje les aidais à arranger leurs harnais; ils disaientque M. Jules, le fils de M. le comte et de Mme la comtesse,les ferait gronder s'il ne trouvait pas son poneyet sa petite voiture prêts à être attelés; ils avaientl'air d'avoir peur de lui.
MADAME ANFRY
Eh bien, cela prouve-t-il qu'il soit méchant et queles maîtres sont mauvais?
BLAISE
Quand de grands garçons comme ces gens d'écurieont peur d'un petit garçon de onze ans, c'est qu'illeur fait du mal.
MADAME ANFRY
Quel mal veux-tu que leur fasse un enfant?
BLAISE
Ah! voilà! C'est qu'il va se plaindre, et que sonpère et sa mère l'écoutent, et qu'ils grondent lespauvres domestiques. Je dis, moi, que c'est méchant.
MADAME ANFRY
Et qu'est-ce que ça te fait, à toi? Tu n'es pas leurdomestique; tu n'as pas à te mêler de leurs affaires.Reste tranquille chez toi, et ne va pas te fourrer auchâteau comme tu faisais toujours du temps deM. Jacques.
BLAISE
Ah! mon pauvre petit M. Jacques! En voilà un bonet aimable comme on n'en voit pas souvent. Il partageaittout avec moi; il avait toujours une petite friandiseà me donner: une poire, un gâteau, des cerises,des joujoux; et puis, il était bon et je l'aimais! Ah!je l'aimais!... Je ne me consolerai jamais de son départ.»
Et Blaise se mit à pleurer.
MADAME ANFRY
Voyons, Blaise, finis donc! Quand tu pleurerais toutce que tu as de larmes dans le corps, ce n'est pas celaqui les ferait revenir. Puisque son père a vendu auxnouveaux maîtres, c'est une affaire faite, et tes larmesn'y peuvent rien, n'est-ce pas? Moi aussi, je regrettebien M. et Mme de Berne, et tu ne me vois pourtantpas pleurer...»
Mme Anfry fut interrompue par le claquementd'un fouet et une voix forte qui appelait:
«Holà! le concierge! Personne ici?»
Mme Anfry accourut; un domestique à cheval eten livrée était à la grille fermée.
«C'est vous qui êtes concierge, ici? Tenez la grilleouverte; M. le comte arrive dans cinq minutes, dit-ild'un air insolent.
—Oui, Monsieur, répondit Mme Anfry en saluant.
—Tout est-il en état au château?
—Dame! Monsieur, j'ai fait de mon mieux poursatisfaire les maîtres, répondit timidement Mme Anfry.