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LE GORILLE
Roman Parisien
par
1891
VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR168, Boulevard Saint-Germain, Paris
Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, setrouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de seretrouver après une longue séparation.
Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire dehaut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais decordiale humeur avec ses intimes, c'est-à-dire avec peu de gens.
Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie.Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; ilétait absolument chauve et très barbu.
Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blondsmêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'hommedu monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et lesceptique dans le voyageur.
Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de
Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général
Mayran avait convoqué Paul de Breuilly.
M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la viemystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à lacivilisation européenne. Il en vint à parler chasses.
—Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorillequi m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties.
—Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous surles moeurs particulières de cet animal-là. Je suis un ignorant, tu sais.
M. de Vermont sourit.
—Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, desmammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singesanthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore GeoffroySaint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le gorilla gina deHannon, le gorgona de Pline, le pongo d'André Battel. Pour les nègresde la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme lestroncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots,construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négressespour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu,ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de sesdents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons,Gustave, alors même que tu le commanderais en personne.
—Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous direque tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là?
—Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte deGuinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'unhémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par unclergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, étaitâgée de dix-huit ans et fort belle.
Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs enlarmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pourune battue, de celles où une branche cassée, où des