CHAPITRE I
UN COUP DE TÊTE
La rue des Enfants-Rouges, au quartier duTemple.
Une rue étroite comme un égout, des ruisseauxstagnants, des flaques de boue noire,des odeurs de moisi et d'eau sale sortant desallées béantes.
De chaque côté, des maisons très hautes,avec des fenêtres de casernes, des vitrestroubles, sans rideaux, des maisons de journaliers,d'ouvriers en chambre, des hôtels demaçons et des garnis à la nuit.
Au rez-de-chaussée, des boutiques. Beaucoupde charcutiers, de marchands de marrons;des boulangeries de gros pain, uneboucherie de viandes violettes et jaunes.
Pas d'équipages dans la rue, de falbalas, nide flâneurs sur les trottoirs,—mais desmarchands de quatre saisons criant le rebutdes Halles, et une bousculade d'ouvrierssortant des fabriques, la blouse roulée sousle bras.
C'est le huit du mois, jour ou les pauvrespayent leur terme, où les propriétaires, lasd'attendre, mettent la misère à la porte.
C'est le jour où l'on voit passer dans descarrioles des déménagements de lits de feret de tables boiteuses, entassés les pieds enl'air, avec les matelas éventrés et la batteriede cuisine.
Et pas même une botte de paille pour emballertous ces pauvres meubles estropiés,douloureux, las de dégringoler les escalierscrasseux et de rouler des greniers auxcaves!
La nuit tombe.
Un à un les becs de gaz s'allument, reflétésdans les ruisseaux et dans les devantures deboutiques.
Le brouillard est froid.
Les passants se hâtent.
Adossé au comptoir d'un marchand de vin,dans une bonne salle bien chauffée, le pèreLouveau trinque avec un menuisier de laVillette.
Son énorme figure de marinier honnête,toute rougeaude et couturée, s'épanouit dansun large rire qui secoue ses bouclesd'oreilles.
«Affaire conclue, père Dubac, vousm'achetez mon chargement de bois au prixque j'ai dit.
—Topez là.
—A votre santé!
—A la vôtre!»
On choque les verres, et le père Louveauboit, la tête renversée, les yeux mi-clos, claquantla langue, pour déguster son vinblanc.
Que voulez-vous! personne n'est parfait, etle faible du père Louveau, c'est le vin blanc.Ce n'est pas que ce soit un ivrogne.—Dieunon!—La ménagère, qui est une femme detête, ne tolérerait pas la ribote; mais quandun vit comme le marinier, les pieds dans l'eau,le crâne au soleil, il faut bien avaler un verrede temps en temps.
Et le père Louveau, de plus en plus gai,sourit au comptoir de zinc qu'il aperçoit autravers d'un brouillard et qui le fait songerà la pile d'écus qu'il empochera demain enlivrant son bois.
Une dernière poignée de main, un dernierpetit verre et l'on se sépare.
«A demain, sans faute?
—Comptez sur moi.»
Pour sûr il ne manquera pas le rendez-vous,le père Louveau. Le marché est trop beau, ila été trop rondement mené pour qu'on traînasse.
Et le joyeux marinier descend vers laSeine, roulant les épaules, bousculant lescouples, avec la joie débordante d'un écolierqui rapporte un bon point dans sa poche.
Qu'est-ce qu'elle dira la mère Louveau,—lafemme de tête,—quand elle saura queson homme a vendu le bois du premier coup,et que l'affaire est bonne?
Encore un ou deux marchés comme celui-làet on pourra se payer un bateau neuf, planterlà la Belle-Nivernaise qui commence à fairepar trop d'eau.
Ce n'est pas un reproche, car c'était unfier bateau dans sa jeunesse; seulement voilà,tout pourrit, tout vieillit, et le père Louveaului-même sent bien qu'il n'est plus aussiinga