COMTESSE DE SÉGUR

LE MAUVAIS GÉNIE




I


UNE DINDE PERDUE


BONARD.—Comment, polisson! tu me perds mes dindonsau lieu de les garder!

JULIEN.—Je vous assure, m'sieur Bonard, que je lesai pourtant bien soignés, bien ramassés; ils y étaient tousquand je les ai ramenés des champs.

BONARD.—S'ils y étaient tous en revenant des champs,ils y seraient encore. Je vois que tu me fais des contes;et prends-y garde, je n'aime pas les négligents ni les menteurs.»

Julien baissa la tête et ne répondit pas. Il entra lesdindons pour la nuit, puis il alla puiser de l'eau pour laferme; il balaya la cour, étendit les fumiers, et ne rentraque lorsque tout l'ouvrage fut fini. On allait se mettreà table pour souper.

Julien prit sa place près de Frédéric, fils de Bonard.

Ce dernier entra après Julien.

BONARD, à Frédéric.—Où étais-tu donc, toi?

FRÉDÉRIC.—J'ai été chez le bourrelier, mon père, pourfaire faire un point au collier de labour.

BONARD.—Tu es resté deux heures absent! Il y avaitdonc bien à faire?

FRÉDÉRIC.—C'est que le bourrelier m'a fait attendre;il ne trouvait pas le cuir qu'il lui fallait.

BONARD.—Fais attention à ne pas flâner quand tuvas en commission. Ce n'est pas la première fois que je tefais le reproche de rester trop longtemps absent. Julien afait tout ton ouvrage ajouté au sien. Il a bien travaillé, etc'est pourquoi il va avoir son souper complet comme nous;autrement il n'aurait eu que la soupe et du pain sec.

MADAME BONARD.—Pourquoi cela? Il n'avait rien faitde mal, que je sache.

BONARD.—Pas de mal? Tu ne sais donc pas qu'il aperdu une dinde, et la plus belle encore?

MADAME BONARD.—Perdu une dinde! Comment as-tufait, petit malheureux?

JULIEN.—Je ne sais pas, maîtresse. Je les ai toutesramenées, le compte y était. Frédéric peut le dire, je lesai comptées devant lui. N'est-il pas vrai, Frédéric?

FRÉDÉRIC.—Ma foi, je ne m'en souviens pas.

JULIEN.—Comment? Tu ne te souviens pas que je lesai comptées tout haut devant toi, et que les quarante-huity étaient?

FRÉDÉRIC.—Ecoute donc, je ne suis pas chargé desdindes, moi; ce n'est pas mon affaire, et je n'y ai pasfait attention.

MADAME BONARD.—Par où aurait-elle passé puisquetu n'as pas quitté la cour?

JULIEN.—Pardon, maîtresse, je me suis absenté l'espaced'un quart d'heure pour aller chercher la blouse de Frédéric,qu'il avait laissée dans le champ.

MADAME BONARD.—As-tu vu entrer quelqu'un dansla cour, Frédéric?

FRÉDÉRIC.—Je n'en sais rien; je suis parti tout desuite avec le collier pour le faire arranger.

MADAME BONARD.—C'est singulier! Mais tout de même,je ne veux pas que mes dindes se perdent sans que jesache où elles ont passé. C'est toi que cela regarde, Julien.Il faut que tu me retrouves ma dinde ou que tu me lapayes. Va la chercher dans les environs, elle ne doit pasêtre loin.

Julien se leva et courut de tous côtés sans retrouver labête disparue. Il faisait tout à fait nuit quand il rentra;tout le monde était couché. Julien avait le coeur gros;il monta dans le petit grenier où il couchait. Une paillasseet une couverture formaient son mobilier; deux vieilleschemises et une paire de sabots étaient tout son avoir. Il semit à genoux, tirant de son sein une petite croix en cuivrequi lui venait de sa mère.

«Mon bon Jésus, dit-il en la baisant, vous savez qu'iln'y a pas de ma faute si cette dinde n'est plus dans montroupeau; faites qu'elle se retrouve, mon bon Jésus. Quela maîtresse et M. Bonard ne soient plus fâchés contremoi, et que Frédéric se souvienne que mes dindes y étaienttoutes quand je les ai ramenées! Je suis seul, mon bonJ

...

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