Ouvrage couronnépar l’Académie française
Par
Jean de la Brète
Paris
Nelson, Éditeurs
25, rue Denfert-Rochereau
Londres, Édimbourg et New-York
IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN
UN VAINCU
Une habitation pittoresque, posée au milieudu coteau qui domine la Loire et la Vienne,avait résisté aux ravages du temps et à lamanie destructive de l’homme. Formée primitivementdes débris d’un château, modifiée desiècle en siècle, elle était irrégulière et charmante.Ses plus vieux pignons étaient couvertsjusqu’au faîte d’un lierre robuste qui soulevaitles ardoises, dégradait les toits pointus, envahissaitles cheminées sans qu’on songeât àl’arrêter dans sa course insolente. La partie plusmoderne, construite au siècle dernier, faisaitface à une terrasse soutenue par d’anciens murscrénelés, dont les airs altiers s’étaient depuislongtemps bénévolement ensevelis sous lesplantes qui s’accrochaient aux vieilles pierresavec toute l’extravagance d’un esprit sansfrein ni loi. De chaque côté d’un perron auxlarges marches un peu basses, un ancien propriétaireavait placé triomphalement des lionstaillés dans la pierre molle du pays. Noircispar les années, tout couverts de mousse et delichen, ils semblaient présider à la successiondes générations qui passaient, joyeuses outristes, devant leur impassibilité.
Le parc était à contrastes, comme l’habitation.Un côté planté d’ormes, de platanes, desycomores, avait l’aspect séduisant de la natureabandonnée à elle-même. Mais, dans la partiequi entourait immédiatement le manoir, il yavait quelque cent cinquante ans que la plupartdes arbres et des arbustes ne connaissaientplus les caprices de l’indépendance. Lesformes les plus bizarres leur avaient été imposées,et cependant, avec ses ifs torturés, ses buisépais, ses charmilles régulières et vieillottes,le jardin était enveloppé de ce charme singulierque le temps jette comme une parure sur lesplus étranges manifestations du goût humain.
De sa vie, sans doute, le propriétaire actueldu manoir n’en avait vu le côté artistique.Cette acquisition avait été une bonne aubainepour sa bourse et sa vanité, et l’admirationexprimée par des gens dont l’appréciation leflattait sauvait la propriété. Une certaine intelligencedes affaires, d’heureuses spéculationsjointes à des économies sordides, avaient permisà M. Jeuffroy de réaliser une fortune, maisses facultés s’arrêtaient net à l’endroit où sonintérêt n’était plus en jeu.
Il s’était marié très tard avec une jeune fillede vieille souche, remarquablement belle ettombée dans une affreuse misère. Ce mariagel’avait apparenté à d’excellentes familles dupays et placé assez haut dans l’estime publique.
Après une existence morne et comprimée,Mme Jeuffroy mourut presque subitement, undernier regard désolé fixé sur sa fille. Sonmari se hâta de mettre l’enfant pensionnairedans un couvent aristocratique, malgré les instancesde sa sœur, Mlle Constance Jeuffroy,qui désirait garder sa nièce auprès d’elle. Ileût même hésité à la faire sortir de son couventpendant les vacances, si la crainte del’opinion publique n’avait été plus forte quel’ennui de toucher à des habitudes dont l’étroitesses’était encore accentuée depuis la mortde sa femme.
Il était rare que M. Jeuffroy eût pour sasœur un mot aimable, car, si elle lui étaitutile, elle ne flattait pas précisément sa vanité ;mais la vieille fille avait pour