La Comtesse de Ségur


LES MÉMOIRES
D'UN ÂNE




À MON PETIT MAÎTRE
M. HENRI DE SÉGUR

Mon petit Maître, vous avez été bon pour moi, mais vous avez parlé avecmépris des ânes en général. Pour mieux vous faire connaître ce que sontles ânes, j'écris et je vous offre ces Mémoires. Vous verrez, mon cher petitMaître, comment moi, pauvre âne, et mes amis ânes, ânons et ânesses, nousavons été et nous sommes injustement traités pas les hommes. Vous verrezque nous avons beaucoup d'esprit et beaucoup d'excellentes qualités; vousverrez aussi combien j'ai été méchant dans ma jeunesse, combien j'en aiété puni et malheureux, et comme le repentir m'a changé et m'a rendul'amitié de mes camarades et de mes maîtres. Vous verrez enfin que lorsqu'onaura lu ce livre, au lieu de dire: Bête comme un âne, ignorant commeun âne, têtu comme un âne, on dira: de l'esprit comme un âne, savantcomme un âne, docile comme un âne, et que vous et vos parents vous serezfiers de ces éloges.

Hi! han! mon bon Maître; je vous souhaite de ne pas ressembler, dansla première moitié de sa vie, à votre fidèle serviteur,

CADICHON,
Âne savant.



I

LE MARCHÉ

Je ne me souviens pas de mon enfance; je fus probablement malheureuxcomme tous les ânons, joli, gracieux comme nous le sommes tous; trèscertainement je fus plein d'esprit, puisque, tout vieux que je suis, j'en aiencore plus que mes camarades. J'ai attrapé plus d'une fois mes pauvresmaîtres, qui n'étaient que des hommes, et qui, par conséquent, ne pouvaientpas avoir l'intelligence d'un âne.

Je vais commencer par vous raconter un des tours que je leur ai jouésdans le temps de mon enfance:

Les hommes n'étant pas tenus de savoir tout ce que savent les ânes, vousignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les ânesmes amis: c'est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un marchéoù l'on vend des légumes, du beurre, des oeufs, du fromage, des fruits etautres choses excellentes. Ce mardi est un jour de supplice pour mespauvres confrères; il l'était pour moi aussi avant que je fusse acheté par mabonne vieille maîtresse, votre grand'mère, chez laquelle je vis maintenant.J'appartenais à une fermière exigeante et méchante. Figurez-vous, moncher petit maître, qu'elle poussait la malice jusqu'à ramasser tous les oeufsque pondaient ses poules, tout le beurre et les fromages que lui donnait lelait de ses vaches, tous les légumes et fruits qui mûrissaient dans lasemaine, pour remplir des paniers qu'elle mettait sur mon dos.

Et quand j'étais si chargé que je pouvais à peine avancer, cette méchantefemme s'asseyait encore au-dessus des paniers et m'obligeait à trotter ainsiécrasé, accablé, jusqu'au marché de Laigle, qui était à une lieue de laferme. J'étais toutes les fois dans une colère que je n'osais montrer, parceque j'avais peur des coups de bâton; ma maîtresse en avait un très gros,plein de noeuds, qui me faisait bien mal quand elle me battait. Chaque foisque je voyais, que j'entendais les préparatifs du marché, je soupirais, jegémissais, je brayais même dans l'espoir d'attendrir mes maîtres.

—Allons, grand paresseux, me disait-on en venant me chercher, Vas-tu tetaire, et ne pas nous assourdir avec ta vilaine grosse voix. Hi! han! hi! han!voilà-t-il une belle musique que tu nous fais! Jules, mon garçon, approchece fainéant près de la porte, que ta mère lui mette sa charge sur le dos!...Là! un panier d'oeufs! encore un!... Les fromages, le beurre... leslégumes maintenant!... C'est bon! voilà une bonne charge qui va nousdonner quelques pièces de cinq francs. Mariette, ma fille, apporte unechaise, que ta mère monte là-dessus!... Très bien! Allons,

...

BU KİTABI OKUMAK İÇİN ÜYE OLUN VEYA GİRİŞ YAPIN!


Sitemize Üyelik ÜCRETSİZDİR!