ROMAIN ROLLAND

JEAN-CHRISTOPHE

NOUVELLE ÉDITION

III

ANTOINETTE—DANS LA MAISON
LES AMIES

PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
LIBRAIRIE OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D'ANTIN
Tous droits réservés.

ANTOINETTE

À MA MÈRE

Les Jeannin étaient une de ces vieilles familles françaises, qui,depuis des siècles, restent fixées au même coin de province, et puresde tout alliage étranger. Il y en a encore plus qu'on ne croit enFrance, malgré tous les changements survenus dans la société; il fautun bouleversement bien fort pour les arracher au sol où elles tiennentpar tant de liens profonds, qu'elles ignorent elles-mêmes. La raisonn'est pour rien dans leur attachement, et l'intérêt pour peu; quant ausentimentalisme érudit des souvenirs historiques, il ne compte que pourquelques littérateurs. Ce qui lie d'une étreinte invincible, c'estl'obscure et puissante sensation commune aux plus grossiers et aux plusintelligents, d'être depuis des siècles un morceau de cette terre, devivre de sa vie, de respirer son souffle, d'entendre battre son cœurcontre le nôtre, comme deux êtres couchés dans le même lit, côte àcôte, de saisir ses frissons imperceptibles, les mille nuances desheures, des saisons, des jours clairs ou voilés, la voix et le silencedes choses. Et ce ne sont pas les pays les plus beaux, ni ceux où lavie est la plus douce, qui prennent le cœur davantage, mais ceux où laterre est le plus simple, le plus humble, près de l'homme, et lui parleune langue intime et familière.

Telle la province du centre de la France, où vivaient les Jeannin. Paysplat et humide, vieille petite ville endormie, qui mire son visageennuyé dans l'eau trouble d'un canal immobile; autour, champsmonotones, terres labourées, prairies, petits cours d'eau, grands bois,champs monotones... Nul site, nul monument, nul souvenir. Rien n'estfait pour attirer. Tout est fait pour retenir. Il y a dans cette torpeuret cet engourdissement une secrète force. L'esprit qui les goûte pourla première fois en souffre et se révolte. Mais celui qui, depuis desgénérations, en a subi l'empreinte, ne saurait plus s'en déprendre;il en est pénétré; cette immobilité des choses, cet ennuiharmonieux, cette monotonie, ont un charme pour lui, une douceurprofonde, dont il ne se rend pas compte, qu'il dénigre, qu'il aime,qu'il ne saurait oublier.

Dans ce pays, les Jeannin avaient toujours vécu. On pouvait suivre lestraces de la famille jusqu'au XVIe siècle, dans la ville et auxenvirons: car il y avait naturellement un grand-oncle, dont la vie futconsacrée à dresser la généalogie de cette liguée d'obscures etlaborieuses petites gens: paysans, fermiers, artisans de village, puisclercs, notaires de campagne, venus enfin s'installer dans lasous-préfecture de l'arrondissement, où Augustin Jeannin, le père duJeannin actuel, avait fort adroitement fait ses affaires, commebanquier: habile homme, rusé et tenace comme un paysan, au demeurant,honnête, mais sans scrupule exagéré, grand travailleur et bon vivant,qui s'était fait considérer et redouter, à dix lieues à la ronde,par sa malicieuse bonhomie, son franc parler, et sa fortune. Courtaud,ramassé, vigoureux, avec de petits yeux vifs dans une grosse figurerouge, marquée de la petite vérole, il avait fait parler de lui jadiscomme coureur de cotillons; et il n'avait pas tout à fait perdu cegoût. Il aimait les gauloiseries et les bons repas. Il fallait le voirà table, où son fils Antoine lui tenait tête, avec quelques vieuxamis de leur espèce: le jug

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