A mes petits-fils, LOUIS ET GASTON DE MALARET.
Chers enfants, vous êtes de bons petits frères, et je suis bien sûreque, si vous vous trouviez dans la triste position de Jacques et dePaul, toi, mon bon petit Louis, tu ferais comme l'excellent petitJacques; et toi, mon gentil petit Gaston, tu aimerais ton frère commePaul aimait le sien. Mais j'espère que le bon Dieu vous fera la grâcede ne jamais passer par de pareilles épreuves, et que la lecture de celivre ne réveillera jamais en vous de pénibles souvenirs.
Comtesse de Ségur, née Rostopchine.
I
A la garde de dieu.
Il faisait froid, il faisait sombre; la pluie tombait fine et serrée;deux enfants dormaient au bord d'une grande route, sous un vieux chênetouffu: un petit garçon de trois ans était étendu sur un amas defeuilles; un autre petit garçon, de six ans, couché à ses pieds, leslui réchauffant de son corps; le petit avait des vêtements de laine,communs, mais chauds; ses épaules et sa poitrine étaient couvertes de laveste du garçon de six ans, qui grelottait en dormant; de temps en tempsun frisson faisait trembler son corps: il n'avait pour tout vêtementqu'une chemise et un pantalon à moitié usés; sa figure exprimait lasouffrance, des larmes à demi séchées se voyaient encore sur ses petitesjoues amaigries. Et pourtant il dormait d'un sommeil profond; sa petitemain tenait une médaille suspendue à son cou par un cordon noir; l'autremain tenait celle du plus jeune enfant; il s'était sans doute endormi enla lui réchauffant. Les deux enfants se ressemblaient, ils devaient êtrefrères; mais le petit avait les lèvres souriantes, les joues rebondies;il n'avait dû souffrir ni du froid ni de la faim comme son frère aîné.
Les pauvres enfants dormaient encore quand, au lever du jour, un hommepassa sur la route, accompagné d'un beau chien, de l'espèce des chiensdu mont Saint-Bernard. L'homme avait toute l'apparence d'un militaire;il marchait en sifflant, ne regardant ni à droite ni à gauche; le chiensuivait pas à pas. En s'approchant des enfants qui dormaient sous lechêne, au bord du chemin, le chien leva le nez, dressa les oreilles,quitta son maître: et s'élança vers l'arbre, sans aboyer. Il regarda lesenfants, les flaira, leur lécha les mains et poussa un léger hurlementcomme pour appeler son maître sans éveiller les dormeurs. L'hommes'arrêta, se retourna et appela son chien: «Capitaine! ici, Capitaine!»
Capitaine resta immobile; il poussa un second hurlement plus prolongé etplus fort.
Le voyageur, devinant qu'il fallait porter secours à quelqu'un,s'approcha de son chien et vit avec surprise ces deux enfantsabandonnés. Leur immobilité lui fit craindre qu'ils ne fussent morts;mais, en se baissant vers eux, il vit qu'ils respiraient; il toucha lesmains et les joues du petit: elles n'étaient pas très froides; cellesdu plus grand étaient complètement glacées; quelques gouttes de pluieavaient pénétré à travers les feuilles de l'arbre et tombaient sur sesépaules couvertes seulement de sa chemise.
«Pauvres enfants! dit l'homme à mi-voix, ils vont périr de froid et defaim, car je ne vois rien près d'eux, ni paquets ni provisions. Commenta-t-on laissé de pauvres petits êtres si jeunes, seuls, sur une granderoute? Que faire? Les laisser ici, c'est vouloir leur mort. Les emmener?J'ai loin à aller et je suis à pied; ils ne pourraient me suivre.»
Pendant que l'homme réfléchissait, le chien s'impatientait: ilcommençait à aboyer; ce bruit réveilla le frère aîné; il ouvrit lesyeux, regarda le voyageur d'un air étonné et suppliant, puis le chien,qu'il caressa, en lui Disant:
«Oh! tais-toi, tais-toi, je t'en prie; ne fais pas de br