A.-R. DE LENS
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Droits de traduction et de reproduction réservéspour tous les pays.
Copyright, 1919, by Calmann-Lévy.
LE HAREM ENTR’OUVERT
A Chedlïa meurtt Tahar
ben Abd el Malek el Trabelsi,
ma servante,
humble et précieuse collaboratrice,
Ce livre qu’elle ne lira pas.
Le caïd Mansour prend le café avec monmari. Ils sont accroupis tous deux sur ledivan, à la mode arabe, et fument en devisant.
Le caïd Mansour est un personnage digneet conscient de sa haute importance. Il esttoujours vêtu avec la plus grande recherche.Ses burnous sont en fine laine de Mâteur etses gebbas aux teintes pâmées : fleur de pêcher,gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillentautour de lui mille tendres reflets desoie.
Quand il entre, la pièce se parfume d’essencessubtiles : ambre, jasmin ou rose.
Le caïd Mansour a des manières exquises etfières. Il me témoigne une déférence infinie,sachant qu’il convient de traiter les Européennesavec plus d’égards et de respect queleurs époux.
— Le salut, Si Mansour !
— Le salut sur toi. Comment vas-tu ?
— Comment va ta maison[1] ?
[1] On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmesde sa famille.
— Grâce à Dieu ! Ma maison est en parfaitesanté et soupire après ta venue. Ne l’honoreras-tupas bientôt d’une visite ?
— Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui quej’irai la voir prochainement.
C’est une grande et noble maison que celledu caïd. Si Mansour a épousé, il y a une dizained’années, la princesse Bederen’nour (Luneéclatante) et son frère Si Chédli a pour femmeLella Zenouba, fille du ministre de la plume[2].
[2] Deuxième ministre du bey.
Ces dames me traitent en amie, et réclamenttoujours ma présence, précieuse distractiondans leur vie monotone. Et rarement je sorsde chez elles, sans être suivie du grand nègrede Si Mansour, vêtu d’écarlate et portant unprésent. Tantôt un bouquet tout rond où lesfleurs fraîches, montées sur de longues tigesd’alfa, sont rehaussées de pistils en papier doré.Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes :backléouas luisants de miel, crottes de gazelleen sucre parfumé, morves du bey, makroudhsfarcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches.
Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mesnobles amies, malgré leurs insistances à madernière visite. J’irai demain.
Et que vais-je apporter qui leur plaise etalimente un peu notre conversation ?
L’autre fois je les ai ravies avec un vieuxstock de catalogues des grands magasins. Pendantdes journées entières, elles se sont passionnéespour les modes du Bon Marché d’il ya deux ou trois ans. Et Lella Zenouba m’amême chargée d’une commande : une écharpede plumes dont elle meurt d’envie.
Ah ! voici qui les intéressera fort : un petitstéréoscope portatif et toutes les vues tunisiennesprises par mon frère durant son séjourici.
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