NEEL DOFF
PARIS
Société d’Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50
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Ce livre fait suite à
JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE
— Keetje, mon Dieu, les petits n’ont pu aller à l’école depuis deux jours : commentvoudrais-tu… sans manger ?
— Hein, faisais-je.
Et je me levais de mon vieux canapé, et prenais au portemanteau tout un attirailde prostituée, qu’une fille morte de tuberculose avait laissé chez nous. Je mettais lesbottines à talons démesurés, la robe à trois volants et à traîne, un trait de noir sousles yeux, deux plaques rouges sur les joues et du rouge gras sur les lèvres. Je levaistous mes cheveux sur le sommet de la tête pour me donner l’air plus âgée, car dansles maisons de rendez-vous les patronnes, par crainte de la police, me chassaientquand elles voyaient ma frimousse de seize ans. Un chapeau, un châle, je n’en avaispas.
En m’attifant, j’épiais ma mère… Va-t-elle venir avec moi ? Je ne vais pas seule ;non, pour rien au monde…
Au moment de sortir, je la regardais. Alorsseulement elle mettait hâtivement son bonnet et son châle.
Dans la rue, je l’observais de côté. Voilà, elle vient avec moi… Quelle honte qu’unemère semblable… En ville, elle marchera derrière moi, elle regardera aux mêmesvitrines ; si l’on m’accoste, elle fera semblant de ne pas me connaître ; quand je suivraiun homme, elle m’emboîtera le pas de si près que l’on remarquera qu’ellem’accompagne ; puis elle attendra que je sorte… Ah ! c’est infect… Et j’allongeais lepas de façon qu’elle haletait.
— Oh ! Keetje…
— Ah ! que fais-tu là ? va-t’en, tu me dégoûtes.
Et je la devançais.
Bientôt je me retournais. Oh, si elle était rentrée et me laissait aller seule… Je lacherchais du regard le long des boutiques du faubourg, et la voyais éperdue, essayantde me rattraper… Quelle abomination… Elle ne sent donc pas l’abjection de ce qu’ellefait ? Oh, que je la hais, que je la méprise… Et je l’attendais.
— Ah ! Keetje, haletait-elle. Et elle essuyait de la main son front en sueur.
— Que fais-tu à côté de moi, quand je sors faire la putain ?… Est-ce que tu devraisme suivre, es-tu une mère ? Ah ! pouah !
Elle me regardait en clignotant précipitammentdes paupières, se faisait toute petite, évitait de me frôler.
Au centre de la ville, je la devançais encore, mais lui soufflais de ne pas s’éloignertrop, et, terrifiée de la corvée qui m’attendait, je lui secouais la main.
— Tu m’entends, ne t’éloigne pas trop !
Et la pérégrination du racolage commençait.
Au retour, toute ma morgue était tombée. Elle me soutenait, et me conduisaitcomme une aveugle le long des boutiques fermées.
— Oh ! mère, je ne peux plus avancer sur ces bottines… ces talons… Oh ! que j’aimal aux doigts de pied ! et mes reins… chaque pas, ainsi sur la pointe des pieds, medonne un choc dans les reins… Si je les ôtais…
— Non, ma petite fille, tu attraperais du verre dans les pieds. Asseyons-nous un peusur ces marches.
— Ah ! quelle fatigue… cinq heures, nous avons marché cinq heures…
— Oui, tu dormiras demain toute la matinée… Marchons encore un peu ; là-bas, ily a une boutique ouverte ; j’achèterai des vivres, et tu auras aussi du café chaud.
Je laissais traîner ma robe dans la poussière, je m’essuyais mon rouge, et geignaisen m’appuyant sur elle et me tenant de l’autre main aux devantures. Je ne disais riendu dégoût desmâles inconnus, du désir de les insulter