
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de lamême façon que les derniers temps. Non, c'était à la façon destemps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens,me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que desouffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu'avant de l'oubliertout à fait, avant d'atteindre à l'indifférence initiale, il mefaudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au pointd'où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments parlesquels j'avais passé avant d'arriver à mon grand amour. Mais cesfragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardéla force terrible, l'ignorance heureuse de l'espérance qui s'élançaitalors vers un temps devenu aujourd'hui le passé, mais qu'unehallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pourl'avenir. Je lisais une lettre d'Albertine, où elle m'avait annoncé savisite pour le soir et j'avais une seconde la joie de l'attente. Dansces retours par la même ligne d'un pays où l'on ne retournera jamais,où l'on reconnaît le nom, l'aspect de toutes les stations par où on adéjà passé à l'aller, il arrive que, tandis qu'on est arrêté àl'une d'elles en gare, on a un instant l'illusion qu'on repart, maisdans la direction du lieu d'où l'on vient, comme l'on avait fait lapremière fois. Tout de suite l'illusion cesse, mais une seconde ons'était senti de nouveau emporté: telle est la cruauté du souvenir.
Parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement enarrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés,abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de lavie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisqueles forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaîtéqu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elleset à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presquehypnotique d'un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a deseffets très courts.
Et pourtant, si l'on ne peut pas, avant de revenir à l'indifférenced'où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse lesdistances qu'on avait franchies pour arriver à l'amour, le trajet, laligne qu'on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Elles ont de communde ne pas être directes parce que l'oubli pas plus que l'amour neprogresse régulièrement. Mais elles n'empruntent pas forcément lesmêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut au milieud'un voyage confus, trois arrêts dont je me souviens, à cause de lalumière qu'il y avait autour de moi, alors que j'étais déjà bienprès de l'arrivée, étapes que je me rappelle particulièrement, sansdoute parce que j'y aperçus des choses qui ne faisai