PETITE COLLECTION « SCRIPTA BREVIA »
JEAN LORRAIN
PARIS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D’ÉDITION
E. SANSOT ET Cie
53, Rue Saint-André-des-Arts, 53
1905
Tous droits réservés
Il a été tiré de cet ouvrage :
Six exemplaires sur Japon impérial, numérotésde 1 à 6
et dix exemplaires sur Hollande, numérotésde 7 à 16.
HEURES DE CORSE
Un Marseille triste et sale sous lapluie, un Marseille terne, dont l’AffaireDreyfus et les dernières grèvessemblent avoir encrassé la claireatmosphère…; la foire des Santons,chère à Paul Arène, y est elle-mêmeen décadence ; à peine compte-t-on,sous les Allées, quatre oucinq baraques de ces bonnes petitesfigurines : les dieux s’en vont ;d’affreuses exhibitions les remplacent,de musées anatomiques et demonstres sous-marins, et, sans lesaguichantes Bonbonneries provençales(on prononce bombe… onneries),on pourrait se croire sur lecours de n’importe quelle ville duCentre.
L’animation, la gaieté, la foule,l’assent même n’y sont plus ; aussiest-ce sans regret que je le vois s’enfonceret décroître à l’arrière dupaquebot, ce Marseille de décembreet de déception, qui m’a, cette fois,apparu telle une maîtresse vieillie,avec un visage altéré qu’on ne reconnaîtplus ; Marseille que j’ai tantaimé et que je quitte presque avecjoie, comme j’ai quitté, il y a troisjours, un Paris de politiciens et d’intrigues,empoisonné par la reprise del’Affaire.
Quelles émotions me donnera laCorse, la Corse odorante et sauvage,à laquelle je vais demander le repos,la santé et l’oubli ?
« Nous allons danser, cette nuit »,a déclaré le commandant du bord ;or, on dit les bateaux de la CompagnieFraissinet atroces, de vieux bateauxinconfortables et volages quitiennent mal la mer, et je ne suis passans inquiétude : la Méditerranéeest, ce soir, particulièrement houleuse,ses lames courtes secouenttout le bâtiment, de l’avant à l’arrière,et, étrangement balancée, laVille-de-Bastia remonte et redescendle vallonnement creusé desvagues, dans un glissement effarantde montagne russe ; elle est pourtantsuffisamment lestée, aujourd’hui,la Ville-de-Bastia : les vacancesdu Jour de l’An ont bondétroisièmes, secondes et premières depermissionnaires de casernes et deséminaires, chasseurs alpins, marinsde l’État, artilleurs de forteresse,apprentis prêtres, collégiens avec ousans famille, il y a de tout, ce soir,à bord, et que de bagages ! Avons-nousassez attendu, pour leur embarquementet leur arrimage, dans ceport de la Joliette ! En sortant desjetées, nous n’avions déjà qu’uneheure de retard.
Et voilà que la cathédrale, lesdrisses, les vergues et les cheminéesde la Joliette, déjà, nous ne les voyonsplus ; la Bonne Mère (Notre-Dame-de-la-Garde)seule se profile sur sacôte calcaire, au-dessus du quartierd’Endoum ; sur un ciel de limbes,strié de lueurs et de nuages, les collinesde Marseille forment une lignetragique ; la Méditerranée, d’un bleuvitreux et noir, s’enfle et court,démontée : on dirait du rivage à l’assautdu paquebot ; comme ses lamesse creusent, précipitées, violentes etcourtes ? Nous avons le vent arrièreet courons sur les vagues, le mistralnous pousse, mais nous dansons.
Nous faisons mieux que danser,nous roulons et nous tanguons.
Je suis le seul passager demeurésur la passerelle. Assis sur un